L’aïeul Mando



Le caïman, un animal totem dans de nombreux ethnies d'Afrique
Le caïman, un animal totem dans de nombreux ethnies d'Afrique
« Je ne mange pas le caïman parce que c’est mon aïeul ! »dit-il à son amante.
-Comment donc ? Une personne qui a pour ancêtre un reptile ! tu ne cesseras jamais de me surprendre avec tes paroles légendaires et mythologiques, lui répondit-elle.
-Ce n’est pas de la mythologie madame, je te parle franc, dit l’amant.
-Bien ; je te comprends, mais mange-le aujourd’hui seulement au nom de notre alliance, si tu m’aimes vraiment. D’ailleurs, sache que c’est un repas d’honneur chez nous. Si tu ne l’as jamais su, je t’apprends que quinze prétendants sont passés ici avant toi ; mon père ne les a jamais salués. Je pense que tu es le plus chanceux dans cette famille. S’il t’a offert ce repas précieux, c’est qu’il t’accepte pour futur gendre. Mange-le pour lui rendre cet honneur, je t’en prie mon ami. Sinon je parie que tu ne m’aimes pas.
-Ce n’est pas que je ne t’aime pas, lui dit-il. Manger la chair de caïman est le plus grand crime que je puisse commettre dans ma vie.
-Bien ! Assez, lui dit-elle ; sois plus explicite. Je suis suspendue à tes lèvres, explique-moi cette histoire mystérieuse.
-Voilà enfin la question que j’attendais avec impatience ; je savais que tu la poserais, dit l’amant ! Maintenant je vais te relater ce que mon père m’a raconté à propos de notre origine.

C’était lors d’une colonie de pêche pendant les vacances de noël et de nouvel an. Nous étions partis à trois ; mon frère cadet, mon père et moi chercher des provisions pour cette fête religieuse souvent célébrée dans tout le village. Nous avions pêché toute la soirée. La pêche était fructueuse. Autour de 22 heures, nous étions retournés au campement pour fumer les poissons. La nuit était calme, alimentée par une lune ronde. On mangeait et criait de campement en campement. Tout à coup, nous écoutions une voix bizarre percer cette indolente nuit .Mon cadet et moi primes peur. Mon père savait que nous étions effrayés, ainsi ne tarda-il pas de nous maîtriser.
« N’ayez pas peur ! nous dit-il. C’est la voix de votre aïeul Mando. Ce cri est un signe de joie, de bonheur et de protection pour tous les descendants mando ».
-Père, lui dis-je, comment pourrions-nous avoir pour aïeul un crocodile nous qui sommes des hommes ?
-Question pertinente ! chers fils, poursuit-il , veuillez m’excuser . Je m’accuse de ne vous avoir pas conté cette histoire mystérieuse et formidable de votre ancêtre.
C’est alors qu’il se mit à nous raconter cette histoire qui nous émerveilla tous.
« Vous savez mes enfants, dit-il, nous sommes des Mando. Ce mot désigne une sous tribu ngbandi. Notre village doit ce nom à son fondateur le grand père Mando ; c’est ainsi qu’il s’appelait lui-même. Comme tout chef autochtone authentique, il avait deux épouses. Comme tout bon riverain, Mando était un pêcheur redoutable. Tout le village le craignait et l’adorait en même temps pour son adresse. Il n’allait à la pêche que tard dans la nuit, accompagnée de sa première épouse. Il ne rentrait jamais bredouille. Or cet exploit était lié à des pratiques occultes dont la première épouse seule détenait le secret. Tous les jours c’était le même exploit avec la même femme.
« Un jour, la deuxième femme se mit en colère et dénonça ce qu’elle qualifiait d’injustice et de partialité.
-Quoi, je suis ta femme tout de même ! c’est moi qui vais t’accompagner aujourd’hui ! assez avec ta reine ; ou je m’en vais chez mes parents ; lui déclara-t-elle.
Mando tenta de résister, mais en vain. La « femme cadette » restait intraitable intransigeante. Elle était très jeune, très belle et enviée de tout le village. Mando ne pouvait pas la laisser partir. C’est ainsi qu’il accepta sa compagnie ce jour-là, peut-être le dernier de notre aïeul.
Arrivés au bord du fleuve, Mando lui dit : « Je vais me transformer en crocodile sous l’eau pour avaler les poissons. Le moment venu, j’apparaîtrai à côté de la pirogue, j’y vomirai les poissons que j’ai attrapés ; au même instant tu devras mes verser au visage de l’eau bien chaude que tu feras bouillir entre-temps, ainsi je redeviendrai homme. Surtout attention, ne prends pas peur. C’est ce que fait ta sœur aînée toutes les fois. C’est entendu ? » Oui c’est entendu, répondit-elle. Bien, à bientôt lui dit-il
C’est ainsi que Mando s’immergea. Au bout de quelques heures un vieux vilain crocodile au visage indescriptible et effrayant apparut et versa pas mal de poissons dans la pirogue. Au vu de cet être bizarre, ce monstre, la femme ne puit se contenir et commença à crier au secours, courant dans la pirogue de l’amont en aval, de l’aval en amont. Le caïman commença à se plaindre ; « n’aie pas peur, c’est moi ton mari, n’aie pas peur. Verse-moi de cette eau au visage » ! La femme, percluse par la peur, était impuissante et ne faisait qu’accentuer ses cris. Le crocodile continuait de se plaindre, mais en vain. Les pêcheurs qui vaquaient à leurs occupations cette nuit-là accoururent pour secours cette femme qui se croyait en danger. S’étant aperçu de l’approche de ces équipages, le vieux crocodile attrapa la femme avec son énorme queue écailleuse, disparu avec elle sous l’eau, la fit huître et demeura lui-même crocodile. C’est pourquoi manger la chair de caïman est le plus grand crime que puisse commettre un Mando. Aujourd’hui encore, un Mando authentique peut caresser un crocodile sans aucun risque d’agression » nous a-t-il conclu.

Samedi 12 Août 2006
Jérémie Soupou